Manifeste de Sofia

Ce Manifeste est le fruit d’un colloque qui a réuni une cinquantaine d’enseignants-chercheurs de différentes disciplines (philosophie, anthropologie, sociologie, histoire, linguistique, littérature), originaires des différentes régions de l’espace francophone : Amérique, Europe centrale et orientale, Europe de l’Ouest et Maghreb, Afrique de l’Ouest, Afrique centrale, Océan Indien, Asie-Pacifique. Coordination : Albena Vassileva. Rédaction : Bernadette Smeesters et Jean-Pierre Nandrin. 

Posant par essence l’être humain au centre des préoccupations de l’évolution des sciences du XXIe siècle, comme sens du devenir du monde et volonté d’engagement culturel (pour reprendre l’expression de Léopold Senghor),

Rappelant que tout développement vivant, qu’on le veuille ou non, puise son énergie dans ses racines, s’enrichit de ses fruits et de ses nouveaux apports et en laissant partir ce qui se sépare,

Conscients que les lettres et les sciences humaines constituent, par l’usage du langage commun, un outil privilégié de rapprochement entre les évolutions exponentielles, complexes et souvent hermétiques des sciences et la conscience des citoyens, les premiers concernés par les enjeux des découvertes scientifiques,

Les représentants des lettres et des sciences humaines, réunis à Sofia, souhaitent, pour favoriser le rapprochement essentiel entre savoir et action, que les recherches et applications scientifiques s’orientent vers l’épanouissement de chaque être humain dans un monde de paix, de participation, de diversité et de respect des droits fondamentaux. Ils désignent le bien commun comme finalité du développement de l’ensemble des savoirs et des technologies.

Pour l’heure, cet idéal semble hors de portée. En effet, paradoxalement, la mondialisation, qui fonde sa légitimité et son effectivité sur les idées d’ouverture et de circulation, génère son contraire, à savoir la pensée unique et encadrée, perçue comme l’instrument privilégié de la logique économique.

Dans ce nouveau contexte d’uniformisation induit par la prévalence de la rationalité économique et le développement exponentiel des nouvelles technologies, il revient aux lettres et aux sciences humaines d’occuper une place centrale au sein même des dispositifs des savoirs, en ce qu’elles constituent l’instance de réflexion et de critique des connaissances portant notamment sur les nouvelles réalités politiques, sociales, culturelles, scientifiques et techniques.

Etant donné cette spécificité, les lettres et les sciences humaines ont la faculté d’adopter des postures multiples visant à favoriser les engagements sociétaux, les prises de responsabilités, l’autonomie créatrice et la conviction d’appartenir à un corps social dont la diversité, principalement culturelle, constitue la richesse.

A ce titre, les lettres et les sciences humaines :

  •  Œuvrent à la saisie des articulations entre l’expression des diversités en constante émergence et le nécessaire vivre ensemble, qui s’appuient sur des universaux de communication ;
  •  Promeuvent la sauvegarde des patrimoines matériels et immatériels autant que la création de nouveaux patrimoines, processus obligé dans l’élaboration des identités collectives ouvertes ;
  •  Initient, du fait de leur vocation de générer du lien social, le déploiement d’une démarche citoyenne conçue comme principe de relance sociale, de critique et de participation ;
  •  Permettent d’identifier et de réguler les débats éthiques suscités par les nouvelles recherches biotechnologiques et de proposer des instruments d’élucidation et de compréhension de ces nouveaux enjeux, instruments perpétuellement soumis à révision critique ;
  •  Induisent une démarche éducatrice et donc émancipatrice visant à faire de l’être humain un sujet responsable, acteur de sa destinée et de celle de la collectivité dont il émane, apte à produire du se ns à partir de ses multiples insertions ;
  •  Proposent les outils nécessaires à la gestion de la complexité des incertitudes à la fois intemporelles et spécifiques aux temps présents ;
  •  Déploient une approche interprétative des réalités ;
  •  S’imposent comme les lieux de la circulation des savoirs trop souvent cloisonnés ;
  •  Reconnaissent la création comme activation et/ou réactivation de l’imaginaire au cœur des relations humaines ;
  •  Favorisent l’interdisciplinarité langagière et méthodologique afin de rendre la tour de Babel audible et compréhensible, passage obligé d’une démocratie partagée ;
  • Se présentent comme des disciplines de saine résistance face à l’imposition de modèles idéologiques ;
  •  Offrent l’espace le plus approprié à la médiation et aux interconnexions des sphères culturelles, intellectuelles et disciplinaires diversifiées ;
  • Sont des lieux d’élaboration de modèles communs de perception et d’interrogation des représentations du monde.

En conséquence, les représentants des différentes universités réunis à Sofia vous soumettent des propositions concrètes de renforcement des lettres et des sciences humaines :

  1. Un soutien plus effectif, notamment financier, à la recherche fondamentale en lettres et sciences humaines, qui, éloignées de la satisfaction des besoins immédiats, constituent des outils de production de connaissances, des cadres d’analyse et d’interprétation de la société, aptes à accroître la conscience de la complexité et de l’incertain, et la mise en perspective du sens des données ;
  2. La prise en compte de l’importance de l’articulation de tous les savoirs, impliquant par exemple les insertions fines et appropriées des enseignements des lettres et des sciences humaines (comme la philosophie) dans la spécificité de la formation suivie ;
  3. Le développement de stratégies d’analyse sociale de la société du 21e siècle ;
  4. L’organisation de conférences des citoyens visant à informer et à évaluer l’impact des résultats, notamment des nouvelles technologies sur le développement des sociétés ;
  5. L’étude approfondie de la gestion des informations, compte tenu des risques d’inégalité entre les citoyens en fonction des divers degrés d’accès à la formation et à l’information.

Université de Sofia St. Kliment Ohridski, mai 2006